III
EN PLEIN MYSTÈRE
Ils avaient voyagé vite. Deux semaines et huit cents kilomètres parmi les montagnes les plus sauvages de la Terre étaient à présent derrière eux. Ils continuaient de grimper alors que le quinzième jour de marche allait s’achever dans un crépuscule éblouissant.
Eric Nelson jeta un coup d’œil en arrière sur la pente grise du mont imposant et vit la file ténue de poneys lourdement chargés qui peinaient sur la piste, derrière lui, comme un serpent velu et tronçonné.
Devant eux, la pente dénudée qu’ils gravissaient aboutissait à une crête découpée sur le ciel, tel un tremplin sur l’éternité. Contre le fond de splendides couleurs changeantes qui enflammaient le ciel à l’occident, Shan Kar et sa monture semblaient plus grands que nature.
Shan Kar s’immobilisa soudain, désignant le ciel de la main et poussa un cri.
– Qu’est-ce qu’il y a encore ? demanda Nick Sloan qui chevauchait au botte à botte avec Nelson. Penses-tu qu’il ait vu sa vallée ? Il a dit qu’on n’en serait pas loin ce soir.
– Non. Il y a quelque chose qui cloche ! répliqua vivement Nelson.
Il éperonna son poney fatigué qui réagit néanmoins avec vigueur.
Ils rejoignirent Shan Kar au sommet même de la crête. Leur vue s’étendait à l’ouest vers une autre chaîne de montagnes gigantesques qui s’étirait en parallèle. Les pics les plus élevés, au nord, étaient couronnés de neige et, par delà, se déroulait un panorama de chaînes hérissées à couper le souffle.
Entre le puissant rempart le plus proche et la crête où ils se trouvaient bâillait une gorge profonde, aux flancs recouverts d’une épaisse toison de sapins, de peupliers et de mélèzes. Les ombres grandissaient déjà dans les forêts.
Ils avaient atteint le pays sauvage des montagnes qui couvrait l’espace entre les chaînes de Kunlun et de Koko Nor. Et c’était toujours une des parties les moins connues de la Terre.
Depuis quelques années des avions militaires avaient survolé ce no man’s land déchiqueté. Quelques explorateurs, comme Hedin, avaient, au péril de leur vie, peiné pour en découvrir quelques secteurs. Mais dans l’ensemble, le pays restait aussi mystérieux qu’à l’époque où les missionnaires français Huc et Gabet s’y étaient aventurés un siècle auparavant. Il y avait là bien peu d’attraits pour l’exploration et, en outre, les tribus hostiles tibétaines et mongoles décourageaient tout effort.
– A vos armes ! criait déjà Shan Kar quand Nelson et Sloan arrivèrent à sa hauteur. Abattez-les, vite !
Il pointait l’index sur le ciel. Ahuri, Eric Nelson leva la tête. Il n’y avait dans le ciel embrasé que deux aigles qui planaient à un millier de pieds au-dessus de la crête.
– Mais il n’y a rien là-haut… commença Nelson, intrigué.
Shan Kar le coupa :
– Les aigles ! Tuez-les ou nous courrons de graves dangers !
Ce fut comme un coup de poing au visage de Nelson. Cela lui remettait en mémoire l’histoire incroyable de Nsharra et des animaux étranges qui lui tenaient compagnie… un souvenir qu’il avait volontairement cherché à rendre rationnel et à oublier durant leur marche de deux semaines.
Shan Kar gardait l’air le plus sérieux. Ses yeux noirs irradiaient la haine et la crainte devant les deux sombres formes ailées qui descendaient en souples spirales dans le crépuscule.
– Foutues superstitions d’indigènes ! grommela Nick Sloan. Mais j’imagine qu’il faut bien faire plaisir.
Sloan avait décroché son fusil de sa selle. Il ajusta la plus basse des deux formes volantes et pressa la détente.
Un cri atroce et perçant déchira les nues. Ce n’était pas l’oiseau frappé qui l’avait poussé tandis qu’il tombait soudain vers le sol, les ailes repliées.
C’était le second aigle qui, tout en lançant sa plainte, montait en flèche pour fuir à l’ouest.
– L’autre ! s’exclama Shan Kar. Il ne faut pas qu’il s’échappe !
Sloan tira de nouveau, par deux fois, mais le second oiseau n’était déjà plus qu’un point qui s’amenuisait devant le ciel crépusculaire.
Shan Kar le suivait des yeux, les poings serrés.
– Il va avertir L’Lan. Mais peut-être…
Il se mit à courir vers le point de la crête où était tombé le premier aigle.
– Que diable… ? s’écria Sloan en abaissant son fusil. Serait-il cinglé ?
– Encore quelque superstition indigène, dit Eric Nelson, mais il était glacé intérieurement, sachant bien qu’il n’en croyait rien lui-même.
Les deux aigles, tandis qu’ils procédaient à une reconnaissance approfondie de la caravane, lui avaient rappelé le cheval, le loup et l’aigle si étrangement attachés à Nsharra.
Li Kin et le Cockney s’étaient approchés. Le visage rouge et pincé de Lefty Wister luisait d’inquiétude.
– Que se passe-t-il ? Et qu’est-ce qu’il fout là-bas, ce foutu indigène ?
Ils voyaient, plus bas sur la pente, Shan Kar qui était arrivé près de l’aigle abattu. Nelson et les autres le rejoignirent en hâte.
L’aigle n’était pas mort. La balle de Sloan lui avait fracassé une aile, et il voletait en se débattant sur l’arête rocheuse, en s’efforçant visiblement de se sauver, quand Shan Kar l’immobilisa.
Il passa la boucle d’une lanière autour des pattes du grand oiseau, l’entravant efficacement. L’aigle, un animal splendide au plumage noir luisant, à la tête couronnée de blanc, dardait sur Shan Kar de merveilleux yeux d’or et tentait de lui porter des coups de bec.
Shan Kar saisit l’aile blessée par son extrémité et la tordit lentement, mettant l’oiseau à la torture.
– Bon Dieu ! s’emporta Nelson. Mettez donc fin aux souffrances de cette bête !
L’aigle lui lança vivement un regard, de ses yeux dorés. On eût dit qu’il avait compris.
Cela rappela encore à Nelson l’expression intelligente qu’il avait observée dans les yeux des compagnons de Nsharra… dans ceux du loup Tark et du cheval Hatha.
– Fichez-moi la paix, répliqua Shan Kar sans quitter l’aigle des yeux. C’est indispensable.
– Indispensable ? De tourmenter une pauvre créature ? s’écria Nelson.
– Il est en mesure de me dire des choses que je dois savoir, expliqua Shan Kar. Et ce n’est pas une pauvre créature. Il appartient à la Fraternité. C’est un de nos ennemis.
– Ma parole, il a perdu la boule, le mec ! fit Lefty Wister.
Shan Kar ne leur prêtait pas attention. Il regardait fixement dans les magnifiques yeux de l’oiseau blessé.
Nelson croyait presque entendre dans son cerveau les questions et les réponses. Des questions télépathiques posées par Shan Kar… et des réponses obstinées, pleines de défi de la part de l’aigle mutilé !
Un homme et un animal pouvaient-ils donc se comprendre par télépathie ? Son rêve insolite lui revint soudain à la mémoire. Shan Kar, les prunelles étrécies, tordit d’un coup brutal l’aile abîmée. Un spasme d’atroce douleur secoua l’aigle.
L’animal tourna convulsivement la tête, le regard braqué sur Nelson. Nelson y lut la souffrance, la douleur… et une prière !
Son pistolet sauta dans sa main et tonna. La tête de l’aigle n’était plus qu’une bouillie sanglante et les ailes se détendirent dans la mort.
Shan Kar se redressa d’un saut, les yeux furibonds, et fit face à Nelson.
– Vous n’auriez pas dû faire ça ! Je l’aurais forcé à tout me dire !
– A vous dire quoi ? Que pourrait bien vous raconter un aigle ? demanda Sloan, qui ne comprenait toujours pas.
Shan Kar domina sa colère avec un effort visible. Il se mit à parler d’un ton précipité, les balayant du regard.
– Nous ne pouvons plus camper ici ce soir. Il faut poursuivre le voyage pendant la nuit, et en vitesse. La Fraternité va se mettre à nos trousses maintenant que l’autre oiseau est allé la prévenir de notre arrivée.
Ses poings se serrèrent.
– C’est justement ce que je craignais. Nsharra est parvenue à L’Lan avant nous pour donner l’alerte et ils ont disposé des guetteurs partout… comme ces deux-là.
– Qu’est-ce donc que cette Fraternité ? s’enquit Nelson.
– Je vous l’expliquerai plus tard, quand nous serons à L’Lan, répondit l’autre.
Nelson fit un pas en avant.
– Vous allez nous l’expliquer immédiatement. Il est temps que nous sachions la vérité sur ce qui nous attend à L’Lan.
Nick Sloan, avec une expression de dureté soupçonneuse sur son visage plat et tanné, appuya Nelson avec vigueur.
– C’est juste, Shan Kar. Il semble que nous nous trouvions devant une affaire un peu plus complexe qu’une simple lutte de tribus. Lâchez-nous le morceau, ou nous faisons demi-tour.
Shan Kar ébaucha un sourire.
– Vous tenez trop au platine que nous pouvons vous donner. Vous n’allez pas retourner en Chine vous faire fusiller !
– Pas en Chine, non… mais nous pouvons franchir les Kunlun en direction du sud, rétorqua Sloan. N’allez pas vous imaginer que vous nous avez coincés. Vous avez davantage besoin de nous que nous de vous. Parlez ou nous filons.
Shan Kar les examinait, tandis que son cerveau travaillait derrière le masque olivâtre de son visage. Il finit par hausser les épaules.
– Je n’ai pas le temps de tout vous dire. Il faut nous hâter ou nous sommes perdus. De plus… vous ne croiriez pas tout, si je vous le disais.
Il hésita.
– Je vais cependant vous éclairer. Il existe deux factions à L’Lan. L’une, c’est le parti des Humanités, dont je suis un des chefs. L’autre, c’est la Fraternité.
« Nous autres, Humanites, nous sommes tous des hommes et des femmes, comme l’implique notre nom. Nous croyons à la supériorité humaine sur toutes les autres formes de vie et sommes prêts à combattre pour nos idées. Mais la Fraternité – nos ennemis – n’est pas composée uniquement d’humains !
Sloan écarquilla les yeux.
– Que voulez-vous dire ? Qu’y a-t-il en dehors des humains, dans cette Fraternité ?
– Des bêtes ! lâcha Shan Kar. Des bêtes qui soutiennent être les égales des hommes ! Oui, à L’Lan, le loup, le tigre, l’aigle et le cheval se prétendent les égaux des humains !
Des éclairs passaient dans ses yeux noirs.
– Et ils ne s’arrêteront pas là ! Les êtres ailés, les hirsutes, ceux qui ont des griffes – tous les clans de la forêt ! – finiront par aspirer à dominer l’homme ! Est-il si surprenant que nous, les Humanites, nous nous préparions à les écraser avant que cela se produise ?
Un silence étonné régna un moment. Puis Lefty Wister laissa fuser un rire aigu.
– Je vous le disais bien qu’il était cinglé ! Nous voilà au milieu du Tibet à courir après des chimères avec pour tout guide un indigène complètement fou !
Le visage de Nick Sloan s’assombrit ; il s’avança sur Shan Kar. Eric Nelson s’interposa en hâte.
– Attends, Sloan ! Le platine, c’était quand même du vrai !
Sloan s’immobilisa.
– Exact. Et nous en découvrirons l’origine. Mais sûrement pas en écoutant des contes à dormir debout sur des bêtes sauvages qui complotent contre les humains !
– Les bêtes de la Fraternité ne sont pas les frustes animaux de votre monde extérieur ! s’emporta Shan Kar. Elles sont intelligentes, tout autant que les hommes.
Il esquissa un geste farouche.
– Je savais bien que vous n’y croiriez pas ! C’est pour cela que je n’osais pas vous informer ! Mais vous, au moins, vous devriez savoir que je dis la vérité !
Son index était pointé sur Nelson.
Nelson éprouva un frisson glacé. Il avait en effet la conviction profonde que Shan Kar disait la vérité. Mais l’impossible ne saurait être vrai. Une petite sorcière avec ses animaux familiers, un aigle blessé, les élucubrations fantastiques d’un indigène dérangé… Devait-il pour cela abandonner sa prise solide sur la terre de tous les jours ?
– L’Lan la dorée où survit encore l’antique Fraternité, murmura Li Kin, se rappelant la citation. Voilà donc ce que cela signifie ?
Nick Sloan rompit le charme.
– Tout cela, c’est de la bêtise, mais on pourra en discuter plus tard ! Pour le moment, je voudrais savoir quel danger plane sur nous, selon ce que vous affirmez ! A quelle distance sommes-nous de L’Lan ?
Shan Kar désigna la haute muraille montagneuse qui se dressait de l’autre côté de la gorge boisée.
– La vallée de L’Lan se trouve derrière ces montagnes. Nous en sommes donc tout près ! Mais à présent, y pénétrer sera une opération périlleuse.
Il poursuivit vivement :
– Il n’existe qu’une passe pour accéder à la vallée. Elle mène à proximité de la ville de Vruun qui constitue le cœur de la Fraternité. Cependant, il nous faut contourner Vruun pour gagner Anshan, la ville du sud qui est entre les mains des Humanites.
« J’espérais que nous nous glisserions par le défilé et que nous arriverions plus loin que Vruun sans avoir été découverts. Mais si l’éclaireur de la Fraternité leur apporte la nouvelle de notre arrivée, ils s’efforceront de nous bloquer le passage. Voilà pourquoi il faut nous hâter !
Nelson, Sloan et les autres se rendaient compte que la situation était pour le moins critique. Ils avaient tous participé à trop de batailles et couvert trop de marches forcées pour ne pas comprendre la stratégie qui s’imposait.
Eric Nelson s’adressa à Sloan :
– Mieux vaut partir, comme il le dit. Nous aurons le loisir de le questionner sur ses bizarres affirmations par la suite.
Sloan acquiesça de la tête, les sourcils froncés.
– Ou c’est un menteur, ou un imbécile superstitieux. Nous nous en assurerons plus tard. Pour l’instant, je renifle des ennuis !
Le soleil se couchait. Les ténèbres s’abattirent brusquement tandis que Shan Kar guidait la petite caravane sur la pente menant à la gorge boisée.
La forêt était un sombre dédale de sapins, de chênes nains et de peupliers. Au-dessous, le taillis était sec et craquant après la longue sécheresse. Un torrent grondait dans la nuit, non loin d’eux.
Shan Kar connaissait bien les pistes. Il obliqua au sud et les autres le suivirent, les poneys trébuchant dans le noir. Lefty Wister jurait sur un ton geignard et monotone chaque fois que sa monture butait sur quelque obstacle.
Un vent froid descendait en sifflant des sombres montagnes à leur droite. Les arbres bruissaient tristement. Eric Nelson prit soudain conscience d’un sentiment de claustrophobie devant les énormes chaînes rocheuses qui les enfermaient dans ce creux sauvage et oublié du monde.
Un loup hurla, en un cri prolongé qui s’amplifiait, quelque part sur les pentes boisées du flanc ouest de la gorge.
Shan Kar se retourna sur sa selle :
– Plus vite ! souffla-t-il.
Une sorte d’instinct poussa Nelson à lever la tête, et, parmi le lacis des branchages au-dessus de lui, il distingua une forme ailée qui planait rapidement au-dessus de la gorge. Elle se tenait haut et se déplaçait en boucles et courbes, au guet.
Elle cria, un appel d’aigle que la nuit renvoya en un faible écho. Presque aussitôt l’appel lointain du loup retentit de nouveau.
Shan Kar tira brusquement sur les rênes de son poney.
– Ils savent que nous arrivons ! Il faut que j’essaie de découvrir ce qui nous attend à L’Lan !
Il était descendu de cheval. Il fouilla sous son manteau et en tira un objet qui luisait bizarrement à la vague clarté des étoiles.
Nelson reconnut alors ce que c’était… l’anneau de platine orné de deux disques de quartz, cet instrument étrange qui avait allumé leur avidité de trésors.
– Que diable… ! explosa Sloan, furieux. S’il y a du danger, nous n’avons pas de temps à perdre ici !
– Attendez ! commanda Shan Kar. Attendez en silence. Tout dépend de la possibilité d’entrer en liaison avec mes amis !
Il avait posé l’anneau de platine sur sa tête, comme une couronne. Il s’accroupit et l’objet qui le coiffait lança des reflets étranges.
Nelson était à la fois étonné et incrédule. Que fabriquait Shan Kar avec cette chose curieusement façonnée ? Qu’était donc cet objet ?